L’entre-deux-Gares – blog de papa lion

Considérant l’intérêt de ce séjour pour chacun de nous, l’attente qu’il a suscitée ces derniers mois et les réjouissances qu’il a eu le soin de nous réserver ces dix derniers étés, considérant également ses effets thérapeutiques sur le sommeil des plus petits et l’énergie vitale des plus grands, considérant cet enthousiasme propre à la première journée de grandes vacances, quand il n’est plus question de regarder l’heure mais de contempler seulement le jour, il convenait de ne pas se rater, entre les gares de Lyon et Montparnasse, à la croisée du Sud et de l’Ouest, plein Paris s’entend ; de ne pas se rater, ni le train. 

Hélas, parti comme c’était parti, soit plutôt mal au regard de l’heure à l’arrêt gare de Lyon, nous partions pour ne pas partir : nous allions rater notre correspondance. 

On (la société des chemins de fer) nous a vendu des billets qui devaient nous conduire en Bretagne à condition de traverser la France en une journée et Paris en cinquante minutes. Arrivés à la Gare de Lyon de Paris de malheur avec plusieurs minutes de retard – TGV tortillardant dans les derniers kilomètres, comme pour nous donner le plaisir de contempler faubourgs indifférents, entrepôts qui en ont vu d’autres, quais étirés, caténaires voutées, constellations de graffitis, immeubles des boulevards surplombant les voies, là, las, aux habitants convaincus qu’il y a sûrement pire ailleurs – il ne nous restait que trois quarts d’heure pour prendre le quart ; nous avons pris le métro. Mais trop de tourniquets, mais trop de touristes, mais trop de correspondances et trop de correspondants allemands, espagnols, italiens, cosmopolites, cosmopolitains, métropolitains, mais trop polis, ‘tain, poussez-vous les moches, poussez-vous les Boches, écartez-vous les touristes, ou les touristes vous écartèleront. 

Il me tenait à cœur de tenir à bout de bras mes deux enfants et trois bagages, lestez-moi donc porter tout ça, nous avons tiré la langue, ce n’était pas que d’impolitesse. J’ai peut-être tué des personnes âgées ou des enfants à coup de valise ou d’enfant. Peu m’importait : il fallait arriver à quarante-trois à Montparnasse, et y arriver si possible à trois. A la demie, d’une heure et de notre correspondance, nous n’étions qu’aux Champs-Elysées, point d’orgue de la grande boucle pour les champions des chemins de terre, mitan consternant de notre tour de France en chemin de fer. Conformément aux recommandations de mon père, pour avoir l’assurance de relier Lyon et Montparnasse en moins de cinquante minutes, la joie au cœur et le bagage léger, bref les doigts dans le nez (recommandation bien peu paternelle), nous nous sommes positionnés en tête de chacun des deux quais. Les enfants n’ont pas fait la tête dans le wagon de tête, ne boudant pas leur plaisir de jouer à piloter l’engin, contraints pourtant de jouer des coudes auprès d’autres enfants de quatre ou cinq ans leurs cadets qui, les voyant faire, se sont joints à eux derrière la vitre pour singer à qui mieux mieux le conducteur du métro, jeu de mime ubuesque puisque rendu possible à la seule faveur de l’automatisation des rames. Mais enfin ils ont bien eu de la chance de prendre du plaisir pendant cette inter-liaison car leur père, lui, fulminait. La transpiration me gagnait à mesure que me perdait la confiance : puisqu’il ne restait que d’infimes minutes, la ligne 13 n’allait pas nous porter chance. Je ne sais plus bien si je comptais les stations, les minutes, ou bien les deux. 

Je me rappelle bien un escadron de contrôleurs au sommet des escaliers de la station Montparnasse, je ne crois pas que nous nous soyons arrêtés, sans doute ont-ils décelé que la détresse sur mon visage n’était pas celle du galopin resquilleur mais du type franchement à la bourre. Il y a bien eu un vendeur à la sauvette proposant sa camelote, s’agitait-il d’un poster de Bob Marley, d’une tour Eiffel en pétrole ou d’un kilo de litchis, je ne sais plus bien, je me rappelle aussi un invalide qui bloquait le tourniquet et qui aurait été bien avisé de changer à Opéra ; on ne nous a pas tenu la porte, je n’ai pas dit merci, j’ai peut-être juré de rien, je crois que nous faisions peur à voir, ou plus vraisemblablement pitié. 

Qui connaît les escalators aux parois translucides et donnant sur le grand hall sous la verrière de la gare Montparnasse imaginera aisément le spectacle pathétique offert à tous par ce pauvre père hors de lui, ses deux enfants et plus encore de bagages sur le dos, forçant son passage en en détournant les gêneurs, ne prenant plus la peine de présenter les circonstancielles excuses aux nombreux riverains qui avaient tout à la fois la chance d’avoir tout leur temps et le malheur d’être sur son chemin. 

Je ne regardais plus ma montre. C’était le train ou rien. 

Nous avons sauté dans la première voiture de notre train. Il était treize heures quarante-trois. Nous l’avions eu. Nous avons remonté par leur couloir intérieur chacune des douze rames nous séparant des places que la sournoise opératrice nous avait attribuées au bout du bout de la dernière voiture. Je dégoulinais de sueur et de satisfaction. Nous nous sommes assis ou plutôt effondrés, le sourire aux oreilles, le fou rire imminent, éminent, épatant, émanant de cette folle course-poursuite après le temps, et j’ai ostensiblement ri en constatant qu’il arrivait au temps, de temps en temps, de perdre une bataille.

Et puis nous avons retrouvé le sourire.