L’hiver de terre

Pour bien faire dans la nouvelle maison on a décidé qu’on n’y vivrait pas à quatre mais à mille, alors on a acheté des vers. Ils sont arrivés hier dans un magasin d’optique qui sert de relais colis, c’est formidable les opticiens d’aujourd’hui vendent des vers de terre. Je me retiens, mais si je ne me retenais pas, je me taperais la tête contre un des murs de la nouvelle maison à l’idée que les opticiens en 2020 servent de plaque tournante au recel des sacs remplis de vers de terre.

Sur le sachet en plastique qui n’ira pas dans notre composteur mais directement en Birmanie (tapons-nous la tête contre les murs) il y avait l’effigie d’un ver de terre tout sourire et couvert sur le chef d’un genre de panama dont on n’a jamais vu couverts les vers de terre, les couverts de terre ? Ca semblait être la bonne ambiance là-dedans, on est allés les chercher chez l’opticien, allez comprendre ou continuez d’essayer de comprendre, et on les a ramenés à la maison, j’étais avec mon fils, je lui ai dit on se grouille, il m’a répondu qu’ils étaient déjà probablement tous morts, et que ça ne grouillait pas tant, d’ailleurs à l’intérieur du sac ça ne grouillait pas trop.

A se demander s’ils n’étaient pas tous morts. In utero du coup. Fausse couche ? Ca semblait morne dans ce plastique, bonjour l’ambiance, oh les gars on vous propose un jardin, non deux jardins bonne ambiance, vue sur Nîmes, compost pour les plus sages. Faut pas charrier. En attendant ils avaient l’air tous morts.

En rentrant on n’était pas quatre, on n’était que deux, mon fils et moi, alors pour ouvrir le sac et montrer nos compagnons (morts) aux deux filles de la maison, on a décidé d’attendre qu’elles rentrent, et elles étaient parties faire du shopping, alors je ne veux pas lancer la polémique, on est tous égaux face au shopping, y’a pas de genre dans le shopping, enfin si y’a le genre qui à bi, mais ça c’est une autre histoire, il ne faut pas genrer le shopping, mais enfin en 2020, année où les opticiens dealent le lombric, dans ma famille en tout cas, aussi recomposée soit-elle, aussi recompostée aussi soit-elle, aussi progressistes soient-elles, y’a un genre : les filles, quand elles partent shopper, ben quand elles rentrent les vers ont eu le temps de crever dix fois.

Alors quand elles rentrent on regarde les jolies fringues et puis on se met du noir sous les ongles à creuser des trous pour enterrer les vers, et c’est là qu’on a été forts, parce qu’on a enterré en grande pompe des vers qui n’étaient même pas morts. Je les avais par grappe là, dans leur terreau de premiers de la classe, riche en tourbe et en je ne sais pas quoi, tout ce qu’il n’y a pas chez nous, je les tenais dans ma main, tout grouillants, souriants mais impatients d’aller creuser des galeries. On a fait des trous, on les a plantés comme on plante un bulbe. Ils ont intérêt à bosser dur.

Ils partirent cinq cents. Point de renfort. A J+1, ma fille a voulu creuser un peu, pour voir ou pour ne rien voir. Je crois qu’il s’agit d’un génocide. Il semblerait que les vers de terre ne survivent pas dans la terre. Moi je me demande bien, en 2020, ce qu’il leur faut. Les jeunes. Ils font n’importe quoi.